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Une maison hantée sur la Grande Allée

30 octobre 2013 | Jean-Marie Lebel, historien

Une maison hantée sur la Grande Allée

Nous entrons dans le mois de novembre. Ce mois sombre, frisquet et pluvieux, qui débute d’ailleurs par la fête des Morts, a certes quelque chose de sinistre. Il n’est donc pas étonnant que l’on s’y racontât autrefois des histoires de fantômes et de maisons hantées. Des quelques maisons dites hantées que compta jadis notre ville de Québec, la plus célèbre et la plus crainte était située sur la Grande Allée.  



 



Une grande maison pour le commissaire général Craigie



Lorsque l’on regarde les deux vieilles photographies qui nous sont parvenues de la maison hantée de la Grande Allée, et que nous vous présentons ici, on n’est pas tout à fait surpris que nos ancêtres aient pu la croire hantée. Mais quelle est donc la véritable histoire de cette étrange maison qui disparut en 1901 ?



Dès le 17e siècle, la Grande Allée était déjà appelée « Grande Allée » par les habitants de Québec. On y trouvait encore bien peu de maisons lorsque se déroula la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Quand on traverse la porte Saint-Louis et que l’on se dirige vers l’ouest, on remarque une légère pente qui s’élève jusqu’au secteur de l’actuel hôtel Loews Le Concorde. Ce secteur plus élevé fut longtemps appelé « Buttes-à-Nepveu ». Et c’est sur les Buttes-à-Nepveu que la cour martiale décida de faire pendre la Corriveau en 1763. C’est sur ces mêmes Buttes-à-Nepveu de la Grande Allée (les conquérants britanniques gardèrent intactes les deux expressions) que le fortuné John Craigie décida de faire construire sa grande maison en 1782. Ce fils de notables d’Écosse était arrivé à Québec l’année précédente.



Lorsque l’on trouve le nom de ce Craigie dans de vieux bouquins ou de vieux journaux, il est souvent présenté comme le « commissaire général Craigie ». C’est qu’il fut longtemps employé par l’armée britannique établie à Québec. En tant que commissaire général, c’est lui qui acquérait et entreposait les victuailles, le bois de chauffage et les matériaux de construction et en approvisionnait les troupes. Mais Craigie fut plus que cela. Tout en étant commissaire général, il siégea comme député élu et comme membre du Conseil exécutif au Parlement de Québec, et était l’un des principaux propriétaires des Forges de Batiscan, qui concurrençaient les Forges du Saint-Maurice. Il épousa en 1792 la jeune veuve Susannah Coffin Grant et ils eurent 12 enfants.



La maison hantée dans une scène hivernale.



La maison hantée dans une scène hivernale.



L’intimidante maison



La vie de Craigie se termina toutefois bien mal. Ses affaires n’allant pas très bien, il se mit à piger en catimini, à compter de 1805, dans les fonds de l’armée pour ses entreprises personnelles. Il se fit un jour surprendre et le strict gouverneur général James Craig le démit de ses fonctions en 1808. Déshonoré, grevé de dettes, Craigie mourut en novembre 1813. Il avait environ 56 ans. Sa veuve renonça à la succession en son nom et au nom de leurs enfants.



La maison de Craigie sur la Grande Allée eut par la suite de nombreux propriétaires et locataires anglophones qui n’y demeuraient jamais très longtemps, comme si la maison portait malheur. Un commandant en chef de l’armée et des ingénieurs militaires y vécurent. Le journaliste et homme de lettres George Stewart en fut l’un des plus célèbres résidents.



Mais à mesure que les années passaient et que d’attrayantes villas apparaissaient sur la Grande Allée, la maison construite pour Craigie paraissait de plus en plus austère et singulière avec sa toiture très pentue, percée de deux rangées de lucarnes, ses hauts pignons latéraux, ses quatre cheminées, ses longues galeries se déployant sur trois côtés de la maison.



Le prudent James Macpherson Lemoine



Dans son populaire livre Picturesque Quebec, paru en 1882, l’historien James Macpherson Lemoine souligna que les citoyens anglophones de la ville avaient pris coutume de surnommer The Bleak House la vieille maison de Craigie. C’est une expression poétique que l’on peut traduire par « maison triste, d’un air morne, exposée aux vents ».



En cette époque de romantisme dickensien et victorien, il était souvent question de fantômes. L’historien Lemoine ne manqua pas de faire allusion dans son livre au fait que l’on disait de la Bleak House qu’elle était hantée. Cette maison devant laquelle il passait couramment, car il résidait près du Bois-de-Coulonge, l’intriguait. Mais cette maison était-elle vraiment hantée ? L’historien Lemoine avait à se prononcer. Se faisant alors bien circonspect, car il connaissait son public, il affirma dans une formule « à la William Lyon Mackenzie King » : « I cannot say whether the place was ever haunted, but it ought to have been. »



La disparition de la vieille maison



C’est en 1901 que la Bleak House, abandonnée depuis de longues années, fut finalement démolie pour permettre la construction de la belle résidence de sir William Price, un grand producteur et exportateur de bois de construction. Cette maison, qui existe toujours, est d’un bel éclectisme, alliant habilement les faux colombages néo-Tudor, les colonnes trapues romanes et l’arc brisé gothique ! De 1945 à 1972, la maison fut la propriété du fameux Club Renaissance, où se rassemblaient des membres de l’Union nationale du premier ministre Maurice Duplessis.



	La maison de William Price, qui a pris la place de la maison hantée



La maison de William Price, qui a pris la place de la maison hantée.



Il est vrai que notre hantée Bleak House semblait tombée dans un oubli qui se prolongeait depuis longtemps. Mais l’historien a ce pouvoir de faire revivre les gens d’autrefois et de garder bien vivants les fantômes.



 



Sources : Les illustrations proviennent des livres de France Gagnon-Pratte (L’architecture et la nature à Québec au dix-neuvième siècle : les villas) et de Danielle Blanchet (Découvrir la Grande Allée).



 


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