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ÉDITION SPÉCIALE LÉVIS – Le pont de 400 millions de dollars

23 juin 2015 | Donald Charette

ÉDITION SPÉCIALE LÉVIS – Le pont de 400 millions de dollars

Le géant d'acier perdra-t-il sa bataille contre la corrosion ?

« Si on me donne 400 millions de dollars, je commence la peinture du pont de Québec demain matin », commente, sans l'ombre d'une hésitation, M. Craig Lagendyk. Craig Lagendyk sait de quoi il parle, puisque sa compagnie, Nor-Lag Coatings, a entrepris une cure de rajeunissement du pont (la partie sud) en 1999; un contrat de plus de huit millions de dollars. Il refuse de se prononcer sur l'évaluation de 400 millions de dollars produite par la firme Roche à la demande du CN, mais manifestement, la facture lui paraît salée à souhait : « C'est beaucoup d'argent ! » laisse-t-il tomber.

Il se dit prêt à travailler à nouveau avec le CN, propriétaire du pont, bien que les relations de son entreprise avec le transporteur ferroviaire aient été houleuses. Le CN a modifié le contrat en cours d'exécution, pour obliger Nor-Lag à récupérer l'eau utilisée pour sabler le pont, ce qui représentait des dépenses imprévues. L'affaire s'est retrouvée en cour et le litige vient de se régler, mais il a mis à mal la compagnie Nor-Lag. « Je dois dire que le CN a beaucoup d'argent et beaucoup d'avocats », confie Craig Lagendyk. Il s'extasie par ailleurs devant la majesté du pont de Québec. « Il est magnifique. Nous avons travaillé sur tous les ponts, de Vancouver au Nouveau-Brunswick, et c'est le plus beau, avec ses grandes membrures. »


« Je ne suis pas un spécialiste, mais 400 millions de dollars, c'est exagéré. Il est impossible que ça coûte plus que 128 ans d'entretien de la tour Eiffel, autant que la construction de l'amphithéâtre de Québec. »

- Michel L'Hébreux, auteur et militant actif pour la sauvegarde du pont de Québec.


L'estimation de 400 millions de dollars pour repeindre le pont a fait sursauter tout le monde qui s'intéresse au dossier à Québec. Peinturer le pont de Québec coûterait aussi cher qu'un nouveau pont pour l'île d'Orléans !  On y voit une échappatoire utilisée par le CN pour se soustraire à son obligation de dérouiller le pont.

Peinturer le pont de Québec coûterait aussi cher qu'un nouveau pont pour l'île d'Orléans !

Tous les acteurs locaux s'entendent pour dire que le CN, une société privée, a le devoir d'entretenir sa propriété reconnue comme une structure patrimoniale. La compagnie ferroviaire a remporté une victoire importante récemment, quand la Cour supérieure a statué qu'elle n'avait pas à achever les travaux de peinture lancés en 1999 et interrompus en 2005. La facture était évaluée, jusqu'à tout récemment, à 200 millions de dollars. L'automne dernier, l'affaire paraissait entendue quand les trois ordres de gouvernement ont allongé 100 millions de dollars pour restaurer le pont dans toute sa splendeur, pressant indirectement le CN de ramasser le reste de la facture.


Michel L'Hébreux a donné plus de 2 000 conférences sur le pont de Québec et son livre retrace l'histoire captivante de l'immense structure jetée entre les deux rives de Québec. « Je ne suis pas un spécialiste, mais 400 millions de dollars, c'est exagéré. Il est impossible que ça coûte plus que 128 ans d'entretien de la tour Eiffel, autant que la construction de l'amphithéâtre de Québec. Le CN a soufflé les chiffres et perd une belle occasion d'améliorer son image », tranche-t-il.

Opinion partagée à la mairie de Québec. « La facture est passée du simple au double, l'évaluation est surfaite. Le CN connaissait dès le départ l'état du pont de Québec quand il a été cédé. Il ne faut pas oublier que le CN a obtenu des terrains dans la transaction. Le CN fait preuve de négligence et, pire, remplace des pièces par d'autres qui ne correspondent pas à celles qui ont été enlevées. C'est l'aspect esthétique qui est modifié », se désole Paul-Christian Nolin, porte-parole du maire Labeaume.

Gérard Deltell, ex- député de la CAQ et candidat conservateur, suit le dossier du pont de Québec depuis toujours et sait pertinemment qu'il reviendra dans l'actualité. Il considère que 400 millions de dollars, « c'est éléphantesque ». « À titre de député provincial, je considérais la contribution de 75 millions de dollars du premier ministre Stephen Harper comme exceptionnelle. Le fédéral est allé au maximum. Après tout, l'usage prioritaire du pont, c'est pour les autos. À mon avis, le CN a reconnu, de facto, sa responsabilité dans l'entretien en injectant par le passé 36 millions de dollars pour le retaper. »

La campagne électorale fédérale tournera inévitablement autour du pont de Québec, même si son face lift ne fait pas partie des priorités établies par la Ville. Le NPD a annoncé ses couleurs en présentant un projet de loi, vite rejeté, pour forcer le CN à achever le travail. Les libéraux fédéraux et Justin Trudeau ont déjà indiqué qu'ils en feront un thème de leur campagne, eux qui s'étaient fait reprocher d'être incapables de peinturer un pont. « Si le dossier a une chance de se régler, c'est bien à cette occasion », croit le défenseur numéro un du pont, Michel l'Hébreux.

Le pont de Québec s'est relevé deux fois des profondeurs du Saint-Laurent. Au même titre que le Château Frontenac, il fait partie de la signature de Québec, une signature attaquée par la rouille. Le géant d'acier perdra-t-il sa bataille contre la corrosion ?

Deuxième effondrement du pont en 1916. - Source : Le Pont de Québec, Michel L’Hébreux, 2001. Photo : St. Lawrence Bridge Co.


Une histoire écrite dans le sang

Le vieux pont de Québec, qui aura bientôt 100 ans, est une structure magistrale lancée dans la partie la plus étroite du fleuve pour unir les deux rives. Projet audacieux, dont l'histoire s'est écrite dans le sang : 89 ouvriers ont trouvé la mort lors de l'un ou l'autre des deux effondrements.

Habitués de l'emprunter régulièrement, les Québécois oublient que c'est un monument unique, salué comme tel de par le monde. On se désole, au passage, de la rouille qui le gruge peu à peu... et on passe son chemin.

Michel L'Hébreux, qui a dirigé le comité de sauvegarde et est un passionné du pont, milite pour la création d'un centre d'interprétation qui en ferait une attraction touristique, au même titre que le Château Frontenac. Il rêve du jour où on pourra l'explorer, comme l'ont fait des générations de citoyens de Québec, qui pouvaient même grimper sur sa structure.


Quelques données sur le pont :

  • Les travaux de construction entrepris par la Quebec Bridge and Railway Co. ont débuté en 1903. Un traversier reliait jusqu'alors les deux rives et le pont avait une vocation ferroviaire.
  • C'est toujours aujourd'hui le pont à cantilever avec la plus longue portée au monde; une prouesse technique pour les ingénieurs.
  • Le 29 août 1907, la partie sud du pont s'effondre dans le fleuve, tuant 76 ouvriers. Une commission d'enquête sera instituée et révélera des erreurs de conception.
  • Le 11 septembre 1916, la partie centrale, préfabriquée, s'effondre à son tour et fait 13 morts.
  • Malgré ces tragédies, le pont est achevé en septembre 1917, au grand plaisir de la population de Québec. Cent vingt-cinq mille personnes participent aux célébrations. Son coût : 25 millions de dollars.
  • Les premières voitures l'empruntent en 1929 et un péage est exigé jusqu'en 1942.
  • Les sociétés canadienne et américaine des ingénieurs civils le reconnaissent comme monument historique international en 1987.
  • Le Canadien National est privatisé en 1995. La même année, le pont est reconnu comme un monument historique national du Canada.
  • Des travaux sont entrepris dans les années 2000 pour le repeindre, mais sont stoppés en 2005, alors que 40 % de la surface a été couverte.
  • En mai dernier, Patrimoine canadien le place sur la liste des 10 sites les plus menacés au pays.
  • Le pont de Québec a un demi-frère : le pont du Forth en Écosse, dont l’entretien fait aussi l'objet de bien des débats. « Peindre le pont du Forth » est devenu une expression populaire pour parler d'un travail à recommencer inlassablement.
  • La couleur du pont a été changée du vert armée au gris basalte.
  • Parmi les 76 victimes du premier effondrement, on comptait 33 Mohawks et 17 Américains.

Le pont et ses légendes urbaines

Des légendes urbaines accompagnent l'histoire du pont. Celle du boulon d'or, bien sûr, et celle-ci : un contremaître a fait un pacte avec le diable pour conjurer le mauvais sort. Le premier être vivant à le traverser sera la propriété du diable. Le jour de l'inauguration, le contremaître lance... un chat noir sur la travée et le chat disparaît !

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